Benoît Basse
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Petite Lettre sur Hannah Arendt
(À l’usage de celles et ceux qui votent à gauche)
Voici un an que fut publiée la traduction française du livre de Kathryn Sophia Belle, sous le titre Hannah Arendt et la question noire (Paris, Kimé, trad. B. Basse, 2023). On trouve dans cet ouvrage une analyse très fine et rigoureuse de la position conservatrice d’Arendt sur la ségrégation raciale aux États-Unis. Rappelons que la philosophe défendait notamment le droit des parents blancs à scolariser leurs enfants dans des écoles exclusivement réservées aux Blancs. Il faut lire à cet égard son texte (encore mal connu en France) intitulé « Réflexions sur Little Rock », pour comprendre à quel point sa fameuse séparation entre les sphères « politique » et « sociale » s’avère funeste. Les arendtiens convaincus se contentent généralement de retenir l’exigence d’égalité mise en avant par Arendt dans la sphère politique. Mais ils ignorent (ou passent sous silence) le fait que la sphère sociale, quant à elle, devait demeurer pour Arendt le lieu d’une « discrimination » à jamais nécessaire et légitime. Jugeant « tyrannique » toute tentative d’introduire de l’égalité dans le champ social par le biais des lois, Arendt s’insurge contre le fait que l’État fédéral américain puisse contraindre les écoles publiques à accueillir tous les enfants, quelle que soit leur couleur de peau. Il faut y insister : seule une « dictature » pouvait, selon elle, légiférer pour imposer la déségrégation dans les écoles publiques. Rien que cela…
Le livre de Kathryn Sophia Belle ne se contente donc pas de dénoncer les nombreux préjugés d’Arendt à l’endroit des Africains et des Afro-américains. Il montre de façon imparable comment c’est en vertu même de ses concepts et de ses distinctions qu’Arendt s’est retrouvée sur les mêmes positions que les Blancs racistes de l’époque. C’est en parfaite cohérence avec ses propres présupposés théoriques (hérités en vérité de la droite conservatrice allemande) qu’Arendt critiqua vivement l’arrêt « Brown » (1954), dans lequel la Cour suprême des États-Unis ordonna la fin de la ségrégation scolaire dans les écoles publiques.
Quand prendra-t-on enfin conscience de l’imposture consistant à faire d’Hannah Arendt la grande philosophe nous permettant d’échapper à « l’oubli de la politique » ? Les arendtiens se plaisent à louer sa conception de « l’action » qui manifesterait la capacité des hommes à introduire de la nouveauté dans le monde. Mais quelle tâche précise assigne-t-elle à la politique ? Certainement pas celle de transformer les relations humaines dans le sens d’une plus grande égalité sociale.
À ce jour, le livre de Kathryn Belle a reçu un certain écho en France et bénéficié de plusieurs recensions positives. En revanche, c’est sans surprise que les « arendtolâtres » feignent encore d’ignorer l’existence de cet ouvrage, tant il remet en cause l’image sympathique de la philosophe, véhiculée par les interprètes français (Étienne Tassin, Jacques Taminiaux, Étienne Balibar…). Le paradoxe est que le livre de K. Belle est loin de constituer une exception parmi les commentaires anglophones. Il s’inscrivait, en 2014, dans le cadre d’un débat critique bien vivant sur la pensée d’Arendt. Chose qui semble si difficile en France, où Arendt jouit du statut d’icône intouchable. Mais sans doute est-ce précisément de cette figure du « maître à penser » et de « l’intellectuel intouchable » dont il conviendrait d’apprendre à se passer.